Contrarié par la tournure que prenaient les événements, Fortuné invita plus tard Héloïse à dîner dans un restaurant du quartier de l’Hôtel de ville ouvert en ce dimanche soir. Il estimait à juste titre que toute cette affaire leur enlevait de précieux moments à vivre ensemble.

En cet instant précis, indifférent au brouhaha ambiant, il était plongé dans l’eau verte des yeux de sa bien aimée. Il revivait le bonheur qu’il avait ressenti pendant ces trois trop courtes journées à Port-Louis. Il était heureux de voir qu’Héloïse semblait apprécier sa famille et les lieux qui lui étaient chers, et également de savoir – mais en avait-il jamais douté ? – que son père, sa famille et ses amis étaient tombés sous le charme de la jeune femme.
On lui secouait la main à travers la table. C’était elle, justement :
– Fortuné, tu m’écoutes ?
– … Bien sûr, que crois-tu ?
– Je pense plutôt que tu ressasses encore toute cette sombre histoire. Si tu n’arrives pas à penser à autre chose, pourquoi sommes-nous ici ?
Il lui reprit la main :
– Excuse-moi, j’étais encore à Port-Louis avec toi.
Elle sourit.
– Promets-moi que nous y retournons dès que possible. En attendant, trouve un moment pour écrire à ton père et le rassurer. Notre départ précipité a dû l’inquiéter.
– Je te promets tout cela.
Ils commandèrent à manger. En cette soirée d’hiver, la salle de restaurant semblait bien froide. Fortuné se dit qu’ils seraient bien mieux tous deux au chaud au fond du lit d’Héloïse. Il plongea à nouveau dans l’eau de ses yeux.
– Crois-tu vraiment que Pierre va accepter la proposition de Lefebvre ?
– …
– Fortuné ?… À quoi rêves-tu encore ?
– Tu le sais bien.
– Oui. À moi… Tu me diras quand tu auras repris tes esprits, c’est plus simple pour discuter.
– Non. Continue de me parler, même si je ne réponds pas, ce n’est pas grave.
– Très bien… Il fallait que je te le dise un jour… J’ai déjà un enfant.
– Hein ?!
L’exclamation du jeune homme fit se retourner plusieurs personnes. Héloïse lui prit à nouveau la main.
– Non, je plaisante, Fortuné. Je suis heureuse de constater que quand tu veux, tu m’écoutes.
– Très drôle.
– Je te demandais : penses-tu que Pierre va accepter l’offre de Lefebvre ?
– C’est possible, si François y croit aussi. Il faut que j’en reparle avec François. Cela peut être une grande chance pour lui aussi !
– Mais tous deux pourraient avoir du mal à intégrer un milieu d’employés qui ont fait de belles études…
– Veritas n’emploie pas que des polytechniciens ! Nous venons d’embaucher deux employés de la maison Morrel, un armateur de Marseille dont les affaires ne vont pas très bien depuis quelques mois.
– Oui, mais tous ces gens ont l’habitude du commerce maritime.
– Je peux te dire qu’ils n’ont pas forcément l’habitude du commerce des hommes, comme Pierre l’a. Et c’est cela qui ne s’apprend pas et qui est vital pour une entreprise comme Veritas. Tout le reste, tu peux l’apprendre.
Un garçon vint leur apporter deux assiettes fumantes. Son regard s’attarda un instant sur Héloïse, puis il se retira.
Ils savourèrent plusieurs minutes la chaleur qui remontait en eux et le bonheur d’être seul l’un avec l’autre.
– Es-tu sûr que ce n’était pas Poisneuf à la Morgue ? demanda Héloïse. C’est peut être lui, après tout.
– Tu sais que je ne crois pas aux circonstances inopinées qui répondent d’un coup à toutes les questions qu’on se pose. Si ce corps est celui de Poisneuf, cela n’explique pas son comportement passé avec cette Raphaëlle.
– … attitude ordinaire d’un homme à l’égard d’une femme sans défense…
– Possible… Mais cela n’explique pas non plus pourquoi, d’après Pierre et François, ni les clients et voisins de La Grande Licorne, ni Raphaëlle, ne semblent avoir été invités à aller identifier Poisneuf à la Morgue… Comme si ce commissaire avait mis tout ça en scène juste pour détourner notre attention.
– Ça arrange peut-être la police d’en finir rapidement avec cette histoire. Mais tu as raison. Je partage tes doutes. Ça manque beaucoup de clarté, admit Héloïse.
– J’en veux d’autant plus à Théo. Croit-il vraiment qu’en nous racontant ce qu’il veut, il va nous convaincre de quoi que ce soit ? Je ne le reconnais plus depuis quelques mois. Nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre jusqu’à l’an dernier. Depuis notre enfance, nous ne décidions rien sans consulter l’autre. Quand il a voulu quitter sa famille, c’est à moi qu’il en a parlé en premier. C’est lui qui m’a fait découvrir Paris après m’avoir initié à la campagne bretonne.
– Pourquoi s’est-il éloigné de ses parents ?
– Ça, il n’y a que lui qui pourrait te l’expliquer.
– Il ne faut jamais désespérer de quelqu’un pour toujours, dit Héloïse, même d’un Théodore. Soyons prêts à lui donner une nouvelle chance.

Avec cette intention généreuse en tête, Fortuné regagna son domicile. Il aurait bien passé la nuit chez Héloïse, mais il lui fallait absolument noter les derniers événements survenus. C’était sa seule manière de mettre de l’ordre dans ses idées et de libérer son cerveau pour pouvoir continuer de penser.
Après avoir déposé Héloïse, il demanda au cocher de poursuivre jusqu’à la rue Grange-Batelière.
Il était tard ce soir du 6 mars. Fortuné était fatigué mais il n’en aurait que pour vingt ou trente minutes à coucher ses pensées sur papier avant de consommer une nuit de repos bien mérité.
Tout à coup, à hauteur du Louvre, un autre cabriolet le dépassa et se mit en travers. Trois hommes en descendirent et lui demandèrent de mettre pied à terre. Était-ce des policiers en civil ? Il le crut d’abord et s’exécuta, le regrettant aussitôt. Les deux cochers filèrent sans demander leur reste. Sans avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Fortuné se retrouva seul, au milieu de la nuit, face à trois inconnus dans un endroit désert.
Il n’y avait pas lieu de tergiverser, ces gens-là nourrissaient de mauvaises intentions à son égard, c’était évident. L’un d’eux possédait un long bâton, lourd comme celui de Champoiseau. Fortuné s’en serait bien emparé. Il ne distingua pas d’autre arme. Les trois hommes l’entouraient maintenant et celui au bâton s’était placé dans son dos. Comme dans la salle du Faubourg-Montmartre, Fortuné se mit en position de défense, mais il se sentit aussitôt déstabilisé. Il ne pouvait combattre en même temps devant et derrière et il n’aperçut aucun mur proche qu’il aurait pu atteindre pour protéger ses arrières. Ses adversaires avaient bien choisi le terrain.
Il appela à l’aide. À trente mètres, un homme jeta un regard, jaugea les forces en présence et poursuivit son chemin. Un frisson parcouru Fortuné. Était-ce de l’excitation ou de la peur ? Il n’aurait su le dire. En revanche, une grande colère le gagnait : comment des gens qu’il ne connaissait pas et à qui il n’avait causé aucun tort osaient-ils l’importuner ?
L’un des trois hommes, le plus court et le plus hargneux, tendit son bras pour l’attraper par le col. Il eut droit à un coup de genou mal placé qui le fit hurler de douleur.
Fortuné savait que si ce n’était pas lui qui menait la danse, il était perdu. Il fit mine d’avancer vers celui qui lui faisait face et se retourna tout à coup pour frapper celui de derrière d’un coup de pied dans l’estomac. L’homme tituba et se retint au bâton pour ne pas tomber. Celui de devant lança son poing qui atteint Fortuné à la tempe. À moitié sonné, il eut tout de même le réflexe d’esquiver un second coup, retrouva son équilibre et répliqua d’un revers de la jambe qui toucha l’homme au torse. Surpris par cette attaque imprévue qui lui coupa le souffle, celui-ci resta hébété quelques secondes. Fortuné pivota légèrement pour affronter le petit hargneux, qui fit un pas en arrière et sourit étrangement.
Le bâton lancé à toute vitesse faucha les jambes de Fortuné par derrière. Le bas de son dos puis sa tête heurtèrent fortement le pavé. Avant qu’il ne prenne appui sur ses bras pour se relever, une pluie de coups s’abattit sur lui. Il eut l’impression que son thorax explosait. Il se recroquevilla sur lui-même et protégea sa tête de ses bras. Il se sentit perdu. Il pensa aussi que le Dieu dans lequel il croyait ne l’abandonnerait pas. Rassemblant le peu de souffle qui lui restait, il poussa du plus fort qu’il put un long cri : «  À l’aide ! » Il sentait ses forces le quitter et revit en un éclair les cadavres alignés à la Morgue.
Les hommes continuaient de frapper. Son sang se glaça quand l’un d’eux lui susurra dans l’oreille :
– Tu es trop curieux, Petitcolin. Arrête ça, si tu ne veux pas nous revoir !
Il sembla alors à Fortuné entendre un cri lointain et comme une détonation. Les coups s’arrêtèrent. Ses oreilles bourdonnaient très fort. Petit à petit, il ouvrit les yeux, ignorant si les hommes étaient encore là. Il releva la tête et ne vit personne. Mais ils pouvaient très bien être encore là, restés dans l’ombre.
Après un temps indéfinissable, un homme l’aida doucement à s’asseoir. Il le soutenait avec beaucoup de douceur. Fortuné hurla de douleur quand son côté dut se déplier. Il se tâta à la recherche de sang, mais il s’agissait plutôt de côtes cassées. L’homme sortit une flasque et lui proposa un alcool fort. Il attendit longtemps, assis à côté de Fortuné, que celui-ci retrouve ses esprits et sa respiration, et il lui proposa de l’emmener chez un médecin.
Fortuné demanda encore un peu de temps. Il tremblait de tous ses membres. L’homme le couvrit de son long manteau.
– Nous ne pouvons pas rester ici, Monsieur, insista-t-il. Il fait très froid et vous êtes blessé.
Au bout d’une dizaine de minutes, Fortuné se tint debout. Il se massa les bras et les jambes pour se réchauffer et pour vérifier qu’ils étaient intacts. Chaque mouvement de son buste lui arrachait une plainte. Il s’était déjà déplacé une côte lors d’exercices avec Charles Lecour, un jour de grande fatigue. Peut-être n’était-ce que cela à nouveau. Plutôt que de partir dans la quête hasardeuse d’un médecin en cette heure avancée de la nuit, il décida de regagner son domicile. Il verrait bien dans deux ou trois jours s’il souffrait autant. Il serait bien allé trouver paix et réconfort dans les bras d’Héloïse, mais il se trouvait dans un état bien effrayant. Même s’il savait qu’elle le lui pardonnerait difficilement, il remit cette rencontre à plus tard.
La douleur dans son côté le faisait haleter et s’arrêter tous les vingt mètres. Elle effaçait les douleurs que les coups avaient provoquées ailleurs.
L’homme tint à l’accompagner jusqu’à son appartement. Il était grand et frêle et parlait peu. Comme il traînait la jambe, Fortuné lui demanda, en la désignant du menton :
– Ce sont les hommes qui m’ont attaqué ce soir qui vous ont fait ça ?
Il se mit presque à rire :
– Non, c’est une blessure plus ancienne.
Il trouvèrent un fiacre en chemin.
Fortuné, qui essayait de se remémorer le déroulement de l’agression, l’interrogea encore :
– J’ai cru entendre tout à l’heure un cri et un coup de feu, avant que les hommes ne disparaissent. Était-ce vous ?
– Non, je n’ai rien entendu. Et quand je suis arrivé, vous étiez seul.
Fortuné se dit que ses sens avaient dû le tromper. Il eut de la peine à monter les marches jusqu’à son appartement, soutenu par l’homme au long manteau. Il le remercia chaleureusement et voulut lui offrir à boire, mais l’autre refusa poliment et partit. Tant mieux, d’une certaine manière, car les élancements dans le côté et la tête de Fortuné étaient difficilement supportables. Il lui sembla dans une demi lucidité que l’homme lui avait souhaité « Good night, sir ! » et qu’il avait répondu « Good night ! ».
Il vit son bureau, le papier, la plume et l’encre qui l’attendaient. Il n’eut pas la force de se mettre à écrire. Il s’évanouit d’épuisement sur son lit.

Comme si cela ne suffisait pas, il rêva de son père, et pas de façon heureuse. Il vit M. Petitcolin qui parcourait seul les rues désertes de Port-Louis, puis pénétrait dans le jardin à l’arrière de sa maison vide, où il s’assit tristement sur un banc de pierre, le regard au loin, avant d’apercevoir son fils dansant aux bras d’Héloïse devant un mur de l’enclos recouvert de roses. Il pointa vers lui un doigt accusateur, comme pour lui demander « pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Au petit matin, Fortuné se réveilla en sursaut, et il lui fallut du temps pour se rendormir. Ses côtes et son visage le brûlaient.
« On veut me faire peur, mais je ne renoncerai pas », se dit-il. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait face à une violence qui le visait lui, personnellement. Il ignorait d’où venaient ces hommes, comment ils l’avaient trouvé. Mais ils sauraient le retrouver au besoin. Allait-il falloir qu’il surveille dorénavant jour et nuit ses arrières ? « Je ne sortirai plus maintenant qu’équipé d’une canne », se jura-t-il.

Lorsqu’il ouvrit les yeux à nouveau, il crut à un autre rêve. Il était neuf heures passées, il fallait qu’il file à Veritas. On frappait à sa porte. Se tenant les côtes, il se leva pour ouvrir. Devant lui se tenait Corinne Prévost, l’ancienne maîtresse de Théodore, qui posa avec effarement ses yeux marrons sur lui.
Elle lui tendit une feuille de papier pliée en deux.
– Bonjour Fortuné, dit-elle. Voici l’adresse de Théo.